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Mémoire des Équipages des marines de guerre, pêche, commerce & plaisance de 1939 à 1945
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DOUGUET
Dernier grade : Lieutenant de vaisseau

États de service (2)

Lieutenant de vaisseau
MAMELUK - Embarqué (Officier en second)

Article


Récit des combats pour la libération de GRUSSENHEIM du 27 au 28 janvier 1945 (5189)

par François CLAD le 22 juillet 2007

Après l'intermède de la Lorraine, la revient en Alsace. Mon escadron, le 2ème du RÉGIMENT BLINDÉ DE FUSILIERS MARINS (ou) RBFM, s'installe à Bernardswiller le 20 janvier 1945. Nous apprenons que nous allons être engagés pour la liquidation de la poche de Colmar. Nous profitons de cet arrêt pour fourbir nos armes et camoufler en blanc hommes, chars et autres véhicules. C'est la couleur du temps !

Le 24 janvier le 2ème peloton dont je fais partie fait mouvement sur Sélestat. Nous sommes affectés au sous-groupement PUTZ. Le 27 janvier vers 06H30 nous roulons vers Guémar. Premier arrêt au carrefour devant ce village où une file de scout-cars nous croise. Ce sont les fusiliers-marins du 2ème escadron du 1er RFM de la 1ère DFL. Nous repartons et traversons Guémar. Les souvenirs m'assaillent. Toute cette région du Ried m'est familière. En été 1937, avec mon père, nous y avions fait des parties de pêche mémorables. D'autant plus que c'étaient les dernières avant mon départ pour la Marine et l'ÉTABLISSEMENT DES PUPILLES DE LA MARINE. J'avais alors un peu plus de 14 ans.

Nous continuons vers Nlhaeusern où le sous-groupement franchit l'Ill et se dirige vers le carrefour 177 Nord. Il se déploie pour progresser en direction de la rivière Blind et du village de Grussenheim. L'attaque est menée par un bataillon de la Légion Etrangère. Dans mon secteur elle est appuyée par la 2ème section de chars Sherman de la 2ème compagnie du 501ème RCC formée par l'ULM, l'AVERSTAEDT et le BAUTZEN et par le TD PHOQUE qui les soutient.

Le décor est en noir et blanc, sinistre à souhait. Noires sont les carcasses brûlées des chars Hornisse, TD, Sherman et autres véhicules qui parsèment les alentours du carrefour 177 Nord. Noirs aussi sont les bois, bosquets et haies dépouillés qui nous entourent et s'échelonnent devant nous vers l'horizon incertain et menaçant. Blanc, l'épais manteau de neige qui recouvre toute chose.

Nous avançons lentement, la Légion est déployée devant nous à moins de 100 mètres. Les hommes progressent péniblement, par groupes et demi-groupes, le long des haies ou à découvert. Dans ma lunette de visée je suis près d'eux à les toucher. Lourdes silhouettes kaki foncé; aucun camouflage. J'en ai le coeur serré. Puis le décor s'anime et se sonorise. L'artillerie ennemie donne de la voix et ses feux se feront de plus en plus meurtriers. Cela durera jusqu'au soir. Les mortiers s'y mêlent aussi, bientôt épaulés par les courtes rafales rageuses des mitrailleuses MG42-43. Toutes les variations de la symphonie guerrière nous arrivent par la tourelle. Des sifflements, des explosions, des geysers, des petits cratères de neige sale. Devant nous, autour de nous, des hommes tombent et meurent. D'autres courent pour un abri, une protection.

À travers ma lunette de tir je fouille le paysage à la recherche du moindre indice ennemi. De l'autre côté du canon me parviennent les jurons du Vieux. C'est le QM1 chauffeur BELFILS (ou) BELFIS, notre chef de char. Il a 34 ans, solide comme un roc, un vrai loup de mer. L'équipage et les anciens du régiment le surnomment ainsi, affectueusement. Pour le moment, la cagoule blanche lui couvrant le buste, il est penché en dehors, les yeux vissés aux jumelles, il ne cesse de scruter le terrain. Justement, un officier de la Légion l'interpelle :

« Qu'est-ce que vous attendez pour tirer ? »

Il répond :

« Nous ne demandons pas mieux, donnez nous un objectif. »

L'officier s'en va en haussant les épaules.

Doucement la neige s'est mise à tomber. Je continue ma veille. Un groupe de combat progresse le long d'une haie ... le bruit d'une courte rafale, des hommes s'écroulent, les autres s'éparpillent ou se couchent. J'en vois trois qui courent, s'arrêtent indécis, puis s'agglutinent près d'une haie. Une très courte rafale, ils s'affalent les uns sur les autres, comme au ralenti, formant un tas pitoyable. Un mortier s'est mis de la partie et achève le carnage. La neige tombe maintenant drue, à gros flocons. Peu à peu les corps disparaissent sous le même linceul. La visibilité diminue encore. Malgré tout l'acharnement que nous y mettons, nous ne repérons aucune mitrailleuse. En face, l'ennemi possède l'art du camouflage et sait se battre.

le temps s'éclaircit. Je repère une lueur de départ près d'un ponceau que je gratifie d'un explosif. Malgré ses pertes, la Légion avance et s'infiltre dans les bois bordant la Blind. En fin d'après-midi, nous recevons l'ordre de suivre les chars Sherman qui viennent de nous quitter. Ils déboîtent vers la droite et rejoignent la route qui mène du carrefour 177 Sud au pont de la Blind à l'ouest de Grussenheim. Ils traversent le bois qui te précède en tirant de toutes leurs mitrailleuses. Lorsque nous débouchons, les chars du 501ème sont déjà postés à environ 25 mètres à droite du pont sauté, en amont de la rivière, adossés au bois.

Le Vieux dirige le PHOQUE à gauche, en aval du pont et nous stoppons à quelques pas d'un gué. Les berges sont en pentes douces. L'eau est claire, peu profonde. On distingue les graviers du fond. Le franchissement paraît aisé. Les 4 chars sont donc établis sur la rive ouest, face au village de Grussenheim, à environ 800-1000 mètres, vers lequel serpente la route bordée d'arbres. Il me semble que ce sont des pommiers.

Peu à peu les bruits de la bataille s'apaisent et meurent avec le crépuscule. Tout le monde veille. L'infanterie n'est pas encore arrivée. Soudain, de la berge Est nous parvient le bruit d'un moteur qui démarre, puis le ferraillement des chenilles d'un char qui s'éloigne sur notre gauche vers Elsenheim. Un blindé ennemi qui nous attendait, embusqué à moins de 100 mètres derrière la corne du bois, de l'autre côté de la Blind. Nous nous organisons pour la nuit qui, nous le savons, sera longue et glaciale. Chacun a son arme individuelle à portée de main. La 12.7 et le canon, parés à faire feu. Nous sommes prêts quoi qu'il advienne et une contre-attaque est toujours possible. Puis la Légion arrive et prend position. Des éclats de voix, les coups sourds de pioches qui tentent, en vain, de creuser des trous individuels ou des emplacements d'armes collectifs. Mais la terre est bien gelée sous l'épaisse couche de neige.

La nuit est noire, le froid commence à mordre, tout le secteur est calme. Vers 20H00, des bruits de moteurs se manifestent derrière nous. C'est le Génie qui arrive pour la mise en place d'un élément de pontage sur le pont démoli. L'animation revient. Interjections, appels, coups de masse, la neige qui crisse sous les pas, des silhouettes qui s'agitent dans la lumière intermittente des torches électriques. La veille devient malaisée. En face, les Allemands sont sûrement alertés. Le QM1 chauffeur NARCÈS, conducteur du char, lance les 2 moteurs diesel, 200 CV chacun, pour les réchauffer. Avec le froid qui s'installe, il faudra renouveler souvent cette opération bruyante. Vers 21H30, réveil du côté de l'ennemi. Des bruits inquiétants de moteurs et de chars qui manoeuvrent nous parviennent. Le Génie s'affaire autour du pont.

Soudain, vers 22H00, c'est le déchaînement de l'artillerie ennemie. Nous sommes en plein dans la tempête. C'est un déferlement d'explosions, d'éclairs, de sifflements. Un rugissement assourdissant dont le souffle s'engouffre par la tourelle ouverte. De l'intérieur m'arrive le bruit mat des éclats qui frappent et qui ricochent sur le blindage. Nous sommes littéralement matraqués, sonnés. Puis il y a une brève accalmie. Un des Sherman sur notre droite brûle. Tout près, les cris, les appels, les plaintes des blessés. Instinctivement, je me suis éjecté de la tourelle. Deux ombres tombent à côté de moi. C'est le Vieux et le matelot fusilier René LOISEL, le chargeur. Le chef de char m'interroge :

« Qu'est-ce qui se passe ? »

Je lui réponds :

« Mais qu'est-ce qu'on fout là, on ne va pas se laisser faire ? »

Je viens de réaliser que nous sommes là, les pieds dans la neige ! Les autres aussi ont repris leurs esprits. D'un bond, chacun se retrouve à son poste. NARCÈS, le conducteur et le QMl mécanicien RAMONET qui fait office de radio et d'aide conducteur sont assis à l'avant à nos pieds. Ils ne se sont aperçus de rien. Je balance ma tourelle le long de la lisière de Grussenheim. Elle s'illumine et clignote de feux divers : départs de chars ou anti-chars, départs de canons légers, sans doute anti-aériens de 20 ou 30 mm, un affût double aussi, dont les obus traçants accourent vers nous en une double trajectoire, curieusement courbe ou sinueuse, suivant le pointage. Beaucoup de mitrailleuses, certaines très proches qui égrènent leurs traçantes. Plusieurs chars se manifestent. Lorsque l'un ou l'autre tire dans notre axe, c'est la flamme de départ dans la lunette et instantanément le fracas de l'explosion autour de nous. L'artillerie ennemie continue à nous expédier salves après salves.

Nous décidons, le Vieux et moi, de nous faire un peu d'air et de nettoyer les abords immédiats. Je tire à obus explosifs, au jugé. Sur la rive opposée, dans le bois sur notre gauche, puis dans la corne du bois devant nous, puis dans les pommiers qui bordent la route. Sur notre droite, les chars de la 2ème Section du 2/501ème RCC crachent le feu. J'ai l'impression que nous formons avec eux comme un îlot d'acier, un hérisson qui lance ses dards et se démène furieusement.

Maintenant, je me concentre sur les objectifs en bordure du village. Pas question de se servir des graduations de la hausse dans la lunette car les éclairs sont trop fugaces. L'oeil rivé à ma lunette, je manoeuvre les volants de pointage et me rapproche le plus possible d'un départ. Puis j'attends le prochain et rectifie en une fraction de seconde. Lorsque la flamme de départ me paraît bien centrée, je tire un perforant ou deux. Nous gardons sagement les obus explosifs pour la défense rapprochée.

Ainsi je vais d'un char à l'autre pour revenir sur les objectifs près du pont. Le plus facile, c'est les canons anti-aériens. Il me suffit de remonter jusqu'à la source des traçants. Nous sommes en pleine action. La culasse claque, le canon tonne, la douille éjectée tinte sur le parquet du char, l'odeur excitante de la poudre me chatouille les narines. Je crie :

« Perforant ou explosif ? »

J'entends le bruit du chargement puis, aussitôt, la voix de René LOISEL, le chargeur qui répond :

« Paré ! »

René LOISEL a vingt ans, il vient de se marier. RAMONET l'est également, il en a vingt cinq. Tous les deux volontaires, ils viennent d'embarquer sur le PHOQUE en remplacement des matelots BUTTIGIEG et BÉNÉDIC (ou) BENEDICT, versés sur d'autres TD en manque d'effectifs. C'est leur premier combat !

Vers minuit les feux de l'artillerie et les tirs des chars ennemis deviennent sporadiques, puis cessent. Dans le silence revenu, seules persistent les rafales de mitrailleuses, non devant nous, mais sur l'arrière de nos ailes. Au bout d'un moment nous avons nettement l'impression que l'infanterie allemande s'est infiltrée par la. Autour du pont pas un bruit, pas une voix. Le Sherman sur notre droite ne brûle plus depuis un moment. Nous appelons la Légion. Pas de réponse. Manifestement, il n'y a plus personne. Peut-être sont-ils derrière nous dans le bois ?

Quelques déchirures dans le ciel nous apportent un peu de clarté lunaire. Il doit être 01H00 du matin. NARCÈS et RAMONET nous préparent des breuvages chauds : café, cacao. La flamme bleue du réchaud vacille sur le parquet. Le Vieux et moi veillons dans la tourelle. Les autres essayent de dormir. Mais le réchauffage des moteurs n'est pas précisément une berceuse. II fait très, très froid. Nous nous enveloppons pieds et jambes dans les couvertures. Aucun n'arrive réellement à dormir.

02H00 du matin. Par moment la lune apparaît et la neige scintille. Je distingue la masse sombre du village. Le long de la route les pommiers ont pris un sacré coup ! Par endroit, les branchages jonchent les fossés ou la route, formant des taches noires. Sur ma droite, à environ 50 mètres, le groupe des chars Sherman. Pas le moindre coup de feu, c'est le grand silence.

Nous avons tiré nos 27 obus explosifs. Il nous reste une dizaine de perforants. Mes pensées vagabondent, des images m'assaillent, pêle-mêle. Où est le TD MORSE notre équipier ? Où est notre chef de groupe, l'aspirant Edmond MAYMIL. Nous l'appelons Lieutenant, nous l'aimons et l'admirons car il a toujours été avec nous dans tous les coups durs. Le sentiment de faire bloc avec l'équipage et avec ce vieux PHOQUE qui nous a mené bravement depuis les plages de Normandie jusqu'à ma terre d'Alsace qui bientôt sera totalement libérée.

L'émotion m'étreint. Dans quelques jours, je retrouverai mes parents. Là-bas, sur ma droite, à 15 km dans le Sud se situe Colmar où réside ma famille. Je ne l'ai plus revue depuis Noël 1939, lors de ma dernière permission. Et pourtant un jour j'ai choisi de renoncer à elle, de renoncer à mes racines.

Mon esprit revient en arrière. Juin 1940. Je suis embarqué à bord du torpilleur MAMELUK qui vient d'escorter le bâtiment de ligne JEAN BART de Saint-Nazaire à Casablanca. Juste avant l'armistice.

Quelque temps après, le Pacha (CF CHARASSE) convoque les alsaciens et mosellans de l'équipage. L'officier en second (LV DOUGUET) nous informe qu'une note de la commission d'armistice franco-allemande nous met dans l'alternative suivante :
• Soit résilier notre lien et obligation de rejoindre nos foyers dans la zone annexée par le 3ème Reich,
• Ou bien rester dans nos unités après avoir signé une attestation par laquelle nous déclarons renoncer pour toujours à revenir chez nous. J'ai signé. J'avais à peine 17 ans.

La Blind miroite sous la lune. Une joie profonde m'envahit. Peu importe, vivant ou mort, j'aurai retrouvé la terre de mes aiëux.

Ces réminiscences m'aident à rester éveillé, à étaler le coup. Le Vieux, accoudé sur la tourelle est silencieux, songeur. Nous sommes de quart comme autrefois sur la passerelle de nos bateaux. Soudain, il me semble que quelque chose bouge dans le fossé, à la lisière du bois. Le Vieux me passe ses grosses jumelles et saisit son pistolet-mitrailleur. Des masses blanches rampent derrière les branchages abattus. Je vide un chargeur de carabine en ajustant mes coups.

Une demi-heure plus tard, une nouvelle alerte.

Cette fois, c'est sur la route à 80 mètres devant nous. Je tire un autre chargeur. Pas de réaction, sans doute une patrouille ennemie. Il est 4H00-5H00 du matin. La lune s'est voilée. Pour la enième fois nous buvons du café. Nous discutons de la position du char et de sa vulnérabilité lorsque l'aube viendra. Nous décidons de nous asseoir dans le lit de la Blind au prochain réchauffement des moteurs.

Le jour se lève. Nous sommes à défilement de tourelle dans le gué. L'eau ruisselle à travers les chenilles et les galets de roulement du char. Nous pouvons battre toute la lisière ouest du village. À mon avis, une excellente position pour protéger la base de départ et le débouché d'une attaque ultérieure sur Grussenheim. L'infanterie de la Légion Etrangère est revenue. Une nouvelle unité du Génie s'active à la réfection du pont. Le Lieutenant est là. Le Vieux a sauté de l'arrière du char sur la berge et rejoint l'aspirant Edmond MAYMIL. Il lui rend compte des péripéties de notre engagement et de l'état de nos munitions. Dans le bois, derrière nous, des moteurs grondent, des chars manoeuvrent. Des légionnaires à la lisière du bois, dont un officier qui se détache et vient vers nous. Il nous hèle d'une voix forte et impérative :

« Oh! les marins, sortez de là ! »

et puis, d'une voix plus douce, comme pour s'excuser, il continue :

« Si vous ne sortez pas de là, mes gars ne voudront plus marcher. Avancez sur la route ! »

Le Vieux de la berge vient de sauter sur l'arrière du char. Il a entendu.

Sur mon observation que nous allons nous faire allumés, il me répond qu'il faut y aller. Le PHOQUE grimpe la berge Est, rejoint la route et se range le long du fosse gauche. Il est le premier char de ce côté-ci de la rivière à ??H00 du matin de ce dimanche 28 janvier. Derrière nous le pont à environ 25-30 pas. Le sort en est jeté !

Le Vieux fait stopper les moteurs. Je m'inquiète auprès de lui au sujet de nos munitions. Il me dit que le lieutenant va nous en ramener. Nous sommes aux premières loges. Le village est là, devant nous, à portée de main, tout ouaté de blanc. Une belle carte de Noël ou de Nouvel An. Ma lunette fouille et refouille toute la lisière. Rien, pas âme qui vive. Quelle belle cible nous devons offrir. Soudain, les cloches sonnent. L'appel des fidèles, la messe. Je n'en crois pas mes oreilles ! Cela me paraît tellement incroyable après ce qui s'est passé hier et cette nuit que je doute de mon entendement. Mais BELFILS (ou) BELFIS et René LOISEL, eux aussi, paraissent stupéfaits.

Entre 10H00 et 11H00, des bruits de moteurs et de chenilles nous parviennent de Grussenheim. Des chars qui se déplacent, traversent le village ou qui manoeuvrent pour changer de position. Derrière nous, sur la rive Ouest, un char Sherman tire quelques coups de canon. Ce sont des fumigènes qui tombent sur la lisière Sud-ouest du village.

Nous apprenons que les munitions, sont arrivées. Le Vieux saute de la tourelle, franchit le pont et va réceptionner quelques projectiles qu'if vient déposer sur l'arrière du char. Il poursuit son va-et-vient. Je suis en train de sonder le village juste dans l'axe de l'église.

Une flamme, une détonation, le perforant ronfle au-dessus de la tourelle. Je repère une longue volée qui recule derrière une maison. Je tire deux perforants à travers elle. Lentement, je balance la tourelle vers la droite. Une grosse lueur éblouit mon oeil dans la lunette de visée. C'est pour nous. Le PHOQUE sursaute d'avant en arrière sous le choc de l'impact. Je me cramponne à mes volants de pointage et perds conscience. Je me sens bien.

Des images défilent, des scènes de ma prime jeunesse, mes parents, ma famille ... puis plus rien ... comme un film qui casse. J'ouvre les yeux. Je suis vivant et toujours debout à mon poste. Il fait très chaud. Une épaisse fumée acre, étouffante m'enveloppe. J'appelle NARCÈS qui devrait être assis sur son siège au niveau du parquet. Je tâte du pied, mais il n'est plus là. Il m'apprendra plus tard qu'ayant essayé, en vain, d'ouvrir le panneau d'évacuation sous son siège, il avait alors tenté sa chance du côté de RAMONET, où existait le même dispositif. Celui-ci était mort. Dans la fumée, il avait alors empoigné son corps pour le dégager, mais c'était une masse informe, gluant de sang.

Je me retourne vers l'intérieur de la tourelle. Une grosse boule incandescente ricoche d'un bord à l'autre, accompagnée par de plus petites. Curieusement, aucune ne m'atteint. J'appelle René LOISEL et tend mon bras vers sa place, mais rien. Des munitions d'armes individuelles fusent, explosent ainsi que celles de la 12.7. Les moteurs brûlent. J'étouffe. Je saisis le rebord de la tourelle et d'un bond tombe dans le fossé où j'essaie de reprendre mes esprits.

Sifflements de balles, explosions dans le bois. Ce n'est pas le moment de se relever. Je rampe vers la Blind. Il semble que je sois le seul rescapé. Ce n'est pas possible ! A mi-chemin, quelque chose me pousse à faire demi-tour et à revenir vers le PHOQUE qui fume et pétarade. Arrivé sur son arrière, je vois une grosse masse en feu qui surgit de la tourelle et tombe dans le fossé, se roule dans la neige. C'est NARCÈS ! Je l'appelle :

« C'est toi François ? ... je ne vois plus rien ... aide-moi ! »

Me dit-il. Il est sérieusement brûlé : les cheveux, le visage qui est une plaie rouge vif, les paupières sont collées et ne forment plus qu'un trait sanglant. Les mains et les avant-bras sont aussi touchés.

Côte à côte, nous rampons vers la rivière. Nous descendons la berge près du pont. Il y a une couche de glace translucide que je brise avec mes pieds. L'eau nous arrive au-dessus des genoux. Nous traversons courbés, remontons la berge Ouest et, toujours rampant dans le fossé, progressons vers l'intérieur du bois. II y a plein d'engins chenilles et à roues, mais on ne voit personne. Tout le monde est à l'abri car les obus continuent de tomber. Puis, arrive un half-track frappé d'une grande croix rouge qui s'arrête à notre hauteur.

En sort l'aspirant Edmond MAYMIL, tout pâle, qui vient vers nous en disant :

« Mes pauvres vieux. »

Il nous aide à embarquer dans le véhicule et nous roulons vers le carrefour 177 Sud. Il nous apprend qu'il a déjà évacué BELFILS (ou) BELFIS, blessé au ventre et aux mains, alors qu'il était en train d'empiler des projectiles de 76,2 sur l'arrière du char. Je lui rends compte de ce qui s'est passé, qu'un obus perforant de 88 mm a percé le char, sans doute au niveau du barbotin droit, traversant le corps de RAMONET, fauchant René LOISEL et pénétrant dans le moteur arrière gauche en y mettant le feu.

Nous nous arrêtons près d'une tente dressée à l'extrémité d'une très longue haie au pied de laquelle s'aligne, comme à la parade, une impressionnante rangée de cadavres enveloppés de couvertures kaki. Combien sont-ils ? Quarante, cinquante peut-être.

Piqûre de morphine. Je remarque que j'ai des trous et des brûlures sur mon pantalon. L'infirmier ou le médecin qui m'ausculte m'apprend que j'ai trois éclats dans la cuisse droite. D'autres blessés sont là. Le matelot canonnier MOUZARD, un vieux copain alsacien de Herbitzheim, fait irruption dans la tente. Nous échangeons quelques mots. Il me donne un paquet de Camel et file car il doit participer à l'attaque avec le 2ème peloton. Je me retrouve dans une ambulance qui démarre. En face de moi un grand gaillard du 501ème RCC, un officier il me semble. Il est très pâle, les yeux fermés. En dessous de lui, un sergent du RMT, une cuisse avec un énorme pansement rougi de sang. Il tient une photo dans sa main. En dessous de moi, il y a un autre blessé que je ne peux voir.

Arrêt brutal de l'ambulance tout près d'une maison. Violent tir d'artillerie ennemie. Le pont d'Illhaeusern est juste devant nous. L'ambulancière bondit, ouvre une porte, crie et gesticule. Des soldats en surgissent qui empoignent nos brancards et nous déposent dans une grande cave pleine à craquer de légionnaires qui boivent et qui chantent. Il y a des jerricans de vin et aussi de schnaps. Notre arrivée et le fracas des explosions semblent peu à peu tempérer l'ambiance. Au bout d'une demie heure cela se calme et nous repartons.

J'ai dû dormir pendant des heures dans une inconscience totale, J'ouvre les yeux. Un grand couloir, des cloisons en bois, des brancards devant moi, derrière moi. Un éclairage minable, des ampoules nues. Il fait nuit. De temps à autre des soldats nous déplacent un peu plus loin. Par période, une porte s'ouvre vers l'extérieur. L'air froid pénètre, il neige. D'autres blessés viennent prendre place près de nous. Il est 01H00 du matin lorsque l'on m'allonge sur une grande table. Un jeune médecin petit, noiraud et en pleine forme s'occupe de moi. Il me fait une piqûre dans le bras et me parle d'Alger où il est né. Il parle, parle ... et je m'endors.

A mon réveil, il fait jour. Une grande pièce, d'autres blessés autour de moi. À ma droite, une tête bandée, deux joues rouges, des petits yeux bleus qui sourient. Je lui parle. A ma surprise, c'est une femme d'Illhaeusern. Nous continuons en dialecte. Elle m'apprend qu'il y a beaucoup d'autres civils qui ont été tués ou blessés. Par la fenêtre qui me fait face je vois une succession de baraquements. Nous nous trouvons dans le camp d'internement de Schirmeck.

Dans l'après-midi, une ambulance me conduit à Saint-Dié où je passerai 24 heures dans une école avec des parachutistes du 1er RCP, tous blessés à Jebsheim. Enfin, un train sanitaire nous transporte à Vichy, à l'hôtel Radio, transformé en hôpital, sur les bords de l'Allier. BELFILS (ou) BELFIS et NARCÈS ont été évacués ensemble vers un hôpital américain à Rennes. Je ne les reverrai qu'après mon retour d'Allemagne.

Le 30 mars 1945 au soir, c'est le Vendredi Saint, j'arrive à Colmar en stop depuis Nancy. J'ai une permission de convalescence de 20 jours. L'artillerie lourde allemande effectue des tirs de harcèlement sur la ville. Ce n'est que le lendemain que je retrouve mes parents et la famille après plus de cinq ans d'absence et dans de biens tristes conditions.

L'Alsace abandonnée, annexée par l'ennemi, avait dû payer un lourd tribut de sang, de larmes et de dévastations. À l'issue de ma convalescence, je rejoins le bataillon de renfort à Saint-Germain et rencontre peu après à l'École Militaire le LV GUILLON, commandant le 2ème Escadron.

« François CLAD, que faites-vous là ? »

Me dit-il. Je lui explique ma situation. Il poursuit :

« J'ai besoin de chefs de chars, le PHOQUE II vous attend, vous en prendrez le commandement. »

En petit convoi, nous étions le soir même à Strasbourg. Le lendemain soir nous avons rejoint des éléments du 2ème Escadron près de Berchtesgaden. En Allemagne, c'est le grand hallali puis l'effondrement du Grand Reich millénaire allemand et l'Armistice signée le 8 mai 1945.

Jamais je n'oublierai.

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